Il est déjà bien tard, ce soir, quand je franchis la porte de l'auberge du village, avec dans mon sillage mes deux enfants aînés. Je ne peux plus vraiment dire d'eux qu'ils sont des enfants, d'ailleurs... Mais ils le resteront toujours à mes yeux. Après qu'ils aient jugés les lieux de leurs propres yeux, ils firent d'ailleurs demi-tour aussitôt en partant presque en courant. Nous nous sommes arrêtés ici après avoir marché presque toute la journée, et j'ignore jusqu'au nom de ce village à vrai dire.

Mais je ne peux pas leur en vouloir, à leur âge, il n'y a rien de bien intéressant à faire dans une taverne familiale comme celle-ci, qui ne propose pas grand-chose que de la restauration. Ils ont besoin de s'amuser, de chants et de danses, de jeunes de leur âge... Alors je les laisse faire tandis que je m'installe pour ma part à une table libre de la salle, près du feu, afin d'y réchauffer mon dos. C'est fort agréable par ce temps hivernal, et ce n'est pas le visage méprisant de l'aubergiste venu à ma rencontre qui me découragera à rester ici. Les personnes de sa profession ne sont jamais très contentes de voir débarquer une famille d'Harpies aux ongles crochus et aux ailes encombrantes dans leur établissement, voyez-vous. Cela fait mauvais genre.

La salle est bondée, c'est vrai, mais les bancs de ma table restent vides. Les vieilles superstitions ont la peau dure, c'est vrai. Il me ramène néanmoins un pichet d'ale fraîche et une assiette de légumes après que je lui ai glissé quelques piécettes au creux de la main, et j'attaque avec appétit mon repas.

Les temps sont durs mais Arctos ne désespère pas. Il aime son métier et l'itinérance n'est pas toujours chose simple mais au moins ça l'éloigne de la capitale. Les enfants sont partis dans la nature pour trouver un lieu où s'amuser. Il ne les blâme pas, c'est parfois ennuyeux la vie sur la route. On reste en famille certes mais ça manque de relation soutenue pour les plus jeunes de sa petite cohorte. Il a confié le chariot à l'aîné et lui a indiqué l'auberge dans laquelle ils allaient dormir. Il n'est plus tout jeune et préfère largement une bonne nuit de sommeil quand il est sur la route. Même s'il apprécie énormément faire la fête, ce n'est pas dans ce genre de petit village qu'il trouvera une occasion... a priori.

Il pousse donc la porte de l'auberge et jette un regard sur l'assemblée. Il y a plus de monde qu'il n'aurait cru, mais c'est calme. Toujours coloré, les gens du cru se tournent naturellement vers la porte pour jeter un regard au nouveau venu. Il toise donc l'assemblée du haut de ces deux mètres dix et sourit d'un air jovial.

- bien le bonsoir tout le monde. lance le forgeron avec sa voix puissante et rauque.

Sans attendre de réponse il se dirige vers l'aubergiste pour commander les chambres et un repas pour lui. Il en profite pour prendre immédiatement une boisson. L'homme est non seulement immense mais aussi vêtu de noir ce qui est pour le moins qu'on puisse dire rare en Kairos. Mais son sourire franc atténue l'impression austère qu'il peut renvoyer, de plus il porte des bijoux magnifiques. Deux bracelets de force en métal gravés d'une superbe scène de combat. Un pendentif en argent ciselé avec une grande attention, mélange de sobriété et de précision.

Il regarde la salle et constate que malheureusement il ne reste pas beaucoup de place pour sa grande carcasse, si ce n'est en face de la harpie. Difficile de la raté, elle a des ailes et elle est seule. Ce n'est pas surprenant, il aurait évité de s'asseoir à sa table s'il avait pu. Mais il n'a pas non plus peur. Alors naturellement il vient se poser.

- Madame. dit-il poliment en s'asseyant.

La nourriture est bonne, bien qu'elle manque un peu de goût, ce que j'attribue à l'absence de viande à laquelle je suis habituée. Mais pour une famille qui vit parmi les hommes comme la mienne, ce changement de régime était nécessaire, même s’il continue me déplaire, même après des années. Je garde un visage neutre, mais repose mes couverts à côté de mon plat et boit une gorgée de boisson, quand un homme à la taille imposante fait irruption dans la taverne, avant de venir à.… ma table. Voilà qui est bien surprenant.

« Monsieur. » saluai-je à mon tour d'un ton tout aussi poli. Voilà un homme qui avait suffisamment confiance en lui et ses capacités pour s’assoir face à une terrible Harpie, à moins qu'il ne soit le genre à ne guère prêter oreille attentive aux histoires qui courent sur ceux de ma race.

La pensée me vaut un sourire sincère que je lui adresse, avant d'entamer la conversation afin d'égayer ma soirée. Après tout, quelque chose chez lui a attiré mon attention. Qu'importe la raison pour laquelle il est venu sur ce banc. Mes ailes s'agitent lentement derrière moi, provoquant un léger bruit de froissement des plumes entre elles.

« Ce sont de bien... beaux bracelets... que vous portez-là, si vous me permettez la remarque.»

La harpie semble aimable et c'est déjà une bonne chose, il n'a pas envie de passer une mauvaise soirée. Il boit un peu de sa bière en espérant qu'elle ne soit pas trop mauvaise dans ce genre de bourgade un peu perdue. Mais il est surpris de constater qu'elle est raisonnablement bonne ce qui lui arrache un sourire de satisfaction légèrement étonné. Il entend quelques murmures derrière lui, parlant de la harpie et de l'étranger en noir, bien entendu les rumeurs sont déjà en route. Il lèvre les yeux au ciel devant l’imbécillité de la chose... même s'il n'est pas vraiment surpris. Les gens se fient aux apparences... comme il vient de le faire avec la harpie notons. Décidément il juge bien vite les autres quand il est la victime. Elle reprend le fil de la conversation quand elle lui parle de ses bracelets.

- c'est ce que les gens semblent communément penser. confirme le grand bonhomme. - je suis très fier de pouvoir les porter même si ce n'est pas la plus belle pièce de ma collection.

Comme tous les habitants de Kairos il semble aimer les bijoux et si la couleur de ses vêtements manque cruellement de faste il se rattrape avec ces bracelets.

- j'ai des bijoux du même acabit mais pour femme en vente aussi. précise le bijoutier toujours à l'affût d'une vente. Enfin à condition que le troc en vaille la peine.

Voilà qui m'interpelle. Ces bracelets sont déjà très beaux, alors s’il dit posséder encore mieux... Il est déjà rare de voir un marchand avec de bijoux si fins vendre ses biens ailleurs que à la capitale ou se concentre presque toute la richesse du pays.

« Je serai... curieuse de les voir.» acquiesçais-je à sa remarque. Nous ne roulons pas sur l'or en ce moment, mais peut-être que si les prix sont raisonnables, je pourrais acquérir une petite pièce décorative pour Rhadamante. Son anniversaire approche à grands pas, et je voudrais faire plaisir à ma fille. Peut-être quelque chose qui fasse ressortir le rose de ses beaux yeux. Elle arrive à l'âge ou je la vois après tout passer de plus en plus de temps dans le miroir, passant ses doigts dans ses cheveux, ajustant son corsage. Elle a grandi si vite, elle aussi.

Avant de me perdre dans mes pensées, je reporte mon regard sur l'homme en noir, toujours souriante. Il avait l'air aussi étranger que moi dans cette petite taverne, ce qui me rendait curieuse d'en apprendre plus sur son histoire. Je bois une gorgée d'ale, avant de faire signe à l'aubergiste d'en ramener un autre pichet à l'intention de mon interlocuteur.

« Les engravures... ont-elles une signification particulière?»

La harpie a l'air intéressée, c'est une belle femme par ailleurs et plaisante à regarder se surprend le grand bonhomme. Mais les préjugés restent fort et elle est toujours d'une autre race, avec une sale réputation en plus. Il se demande si elle de quoi échanger ? Elle n'a pas l'air sans ressources mais les apparences sont souvent trompeuses déjà avec les humains... donc avec les créatures il est en droit de se poser la question.

- Je peux vous en montrer quelqu'un mais je n'ai pas tout mon stock avec moi. précise le bijoutier ... juste les plus cher en fait. Je réalise aussi des commandes si vous avez de quoi payer. ajoute le grand homme.

Ce faisant il fouille dans sa besace qu'il porte toujours en travers de sa poitrine et en sort des objets encore emballés dans des linges blancs. Il est précautionneux et étale sa marchandise sur la table. Ce sont principalement des bijoux en argent et quelques uns en or. Il n'y a aucun travail avec des pierres précieuses, il n'aime pas cette partie de la bijouterie, il sait avoir tort mais préfère se focaliser sur ce qu'il aime faire, le travail du métal et la gravure de ce dernier. Il a des bracelets très féminins, des pendentifs et des bagues. Tout est finement travaillé, un vrai travail d'orfèvre... et un bon.

- elles sont là pour me rappeler que j'ai commencé guerrier, même ce n'est pas ma voie de coeur, elle l'a été pendant ma jeunesse. explique le géant. C'est un autre temps pour lequel j'ai toujours un peu de nostalgie.

La violence est toujours en lui quelque peu. Mais il est sage désormais, et heureusement les bandits de grand chemin ne s'attaque pas à lui... après tout il n'est qu'un forgeron en apparence. Certes en quittant une ville il est méfiant car sa couverture de simple forgeron tombe. Mais c'est un risque à prendre, et il garde ses bijoux les plus précieux avec lui.

- J'espère que vous avez des choses intéressante à troquer.

Il était fort difficile de m'impressionner, mais la beauté simple des bijoux me transperça le cœur. Loin des fioritures compliquées et des grosses pierres clinquantes, les pièces que le forgeron me montra se suffisaient à elles-mêmes. C'était des bijoux fabriqués pour embellir la personne qui les portait, et non pas pour l'éclipser.

« Je crains de... ne rien avoir de suffisamment précieux... à vous proposer en échange.»

Sur Kairos, c'est le troc qui remplaçait le système monétaire, ce qui m'avait toujours convenu depuis que nous étions arrivés sur l'île.

« Je gagne ma vie en lisant l'avenir... et en chantant » ajoutai-je ensuite, souriante. J'étais fière de mon savoir, hérité de ma grand-mère, et il me permettait de vivre décemment. Les petites gens tout comme les grands nobles étaient souvent friands de savoir ce que les cartes leur réservaient, et ils m'offraient en échange gîte et couvert. La plupart du temps. Il m'arrivait aussi de rencontrer des personnes qui, si dans un premier temps, étaient avides de connaître le futur, ne pouvaient accepter ce que les cartes leur prédisaient. Cela se transformait souvent en situation bien dangereuse pour moi, en qui ils ne voyaient plus qu'un oiseau de mauvais augure. A plus d'une reprise, j'avais dû ainsi fuir les portes que l'on m'avait pourtant ouvertes de bonne grâce.

Tirant ma bourse non pas de ma ceinture, un endroit trop aisément atteignable, mais de mon décolleté, j'en délia les cordons et étala son contenu devant moi. Quelques pièces, des lierres de bronze et d'argent, révélant mes origines- mais il n'y avait pas besoin de cela, quand on voyait les grandes ailes noires qui continuaient de battre lentement dans mon dos.

« A combien estimez-vous... cette bague?»

D'un doigt qui se terminait par une longue griffe, j'indiquai une des pièces étalées sur la table, sans pour autant oser la toucher sans l'autorisation de son propriétaire.