Les grimaces de la servante reprirent de plus belle. Neferet lui confia que sa capacité était récente, mais dans quelle mesure ? On avait annoncé les Élus, comme la princesse, fille légitime du Pharaon, tels des êtres extraordinaires, aux capacités aussi variées que surprenantes. Le Manticore accepta les informations qu’il venait de recevoir, mais ne craignait pas plus un Élu qu’un Humain normal. Mais surtout pas moins. Semet avait l’habitude de voir les gens s’empêtraient dans ses pièges, qu’ils soient tissés de toiles ou de douces paroles. Cependant, il n’avait jamais oublié que n’importe quel vivant pouvait le menacer. La survie dans le désert enseigne beaucoup de leçons sur l’instinct de conservation, et se méfier de chacun est primordial. Un Humain sans pouvoir ? Donner lui la haine, la vraie, et il pourrait incendier un lac, conquérir une nation ou s’autodétruire pour accomplir son objectif. Hors de question pour ce serpent incitateur de se laisser avoir. En revanche, pousser à la résolution de tels actes, ce serait bien plus jouissif. Contempler ce que les Dix Puissants eux-mêmes voyaient…
La servante développe son propos, il s’agirait d’une prophétie d’un Sphinx. Les Sphinx, ils naissaient tous avec des compétences, et cela semblait même blaser, ennuyer, le commun. Semet n’était pas proche de ces créatures, même s’il les trouvait intrigantes. La Sagesse des Sphinx… L’ennui avec les prophéties, c’est qu’on pouvait les interpréter comme on le souhaitait, c’était un véritable mystère, et la Manticore avait déjà rejeté par le passé de trop s’attarder sur chacune des prophéties des Sphinx.
"Comprendre les paroles d’un Sphinx nécessiterait beaucoup trop d’informations et de recherches, et je n’ai pas le loisir de m’y consacrer. Je laisse à ces Êtres le soin de comprendre leurs propres mots. J’ai déjà bien assez à faire avec les miens. Et je vous encourage à faire de même."Semet attrapa la bière entre ses doigts verdâtres et commença à prendre quelques gorgées agréables. La bière était forte, comme on la réserve aux hôtes importants."Si vous vous concentrez sur vos capacités nouvelles, de nouvelles voies s’offriront à vous. Élue des Dieux et condamnée à être une servante au palais ? Ce serait regrettable ! Je ne conçois pas pareil gâchis d’une faveur que l’on vous a accordé. A vous. Pas une autre personne. J’ignore pourquoi vous et pas un autre, mais vous êtes désormais capable de rejoindre l’élite de la nation !"Les yeux de la Manticore, ainsi qu’un doigt suspendu dans les airs, suivirent les balafres de Neferet."Et je suspecte que quelque chose aurait pu faire de vous une candidate idéale à l’éveil de tel pouvoir. Que ce n’est pas le fruit du hasard."
La Manticore reprit quelques gorgées de la bière avant de la reposer. Voir quelqu’un avoir de telles capacités et se contenter d’une vie de domestique ? Il ne le comprendrait pas. Mais c’était un Être du désert après tout, qui mime les conventions sociales Humaines, tout au plus, pour se faire accepter et bien voir. Il n’est pas une créature acceptée, ni même appréciée. Il le savait, et marchait sur des œufs restaient l’un des sports nationaux des Manticores, Sphinx et ces pauvres Akephalos, si brimés. Il reprit avec une voix plus basse, en dévisageant la bière.
"Les règles de ce monde vont s’effondrer…"
Semet Nakhti
Neferet Nub-Hotep
WE ARE THE GODS AMONGST MEN
Allégeance : Ba'alat - Fidèle de Semiramis, pour l'instant.
Mer 20 Fév - 1:10
Que d’arrogance dans la gueule de ce reptile. Que de doux fiel pour ces créatures fauves dont le regard décèle l’avenir lointain. Mais Neferet le croit volontiers. Il a préféré donner son temps à ces inventions qui le rendent si cher aux yeux des humains. Ses pupilles fixent les doigts écailleux, enroulés autour du verre de bière. Elle cligne des yeux, intéressée par les syllabes échappées de la bouche sans lèvres du bifide. Élue des dieux. Soit. Et après ? Rien ne l’empêche de rester terrée dans ce temple, à purger une peine dont elle ignore l’échéance. L’invité semblerait presque avoir des rêves de grandeur pour cette petite servante. Il ne sait pas ô combien le temple doit son faste aux petites mains qui triment, bien plus qu’aux grands personnages qui sillonnent ses murs.
L’élite. Elle l’a déjà éprouvée, lors de sa vie d’avant. Des mains fines et soignées, tenant parfois la plume. Des paumes parfumées, serties de joyaux. Persuadées d’avoir plus de contrôle sur le destin que les petites gens. Elle se souvient de leur regard arrogant, du mépris caché sous le vernis doucereux. Et des craintes, aussi. Ses clients les plus réguliers provenaient des hautes sphères. Ceux qui se vantent d’un intellect supérieur, d’une proximité avec les divins, l’ont souvent rencontrée pour se rassurer. Pour se convaincre qu’ils se réveilleront dans leur lit le lendemain. Il était d’autant plus satisfaisant de les servir. Voir dans leurs yeux leur arrogance recroquevillée. Les rejoindre ? S’en approcher, peut-être. Disséquer leurs manies et leurs obsessions. Les regarder, de loin. À sa place.
Le doigt qui pointe ses balafres lui picore l’estomac. Fissures dans un édifice bancal. Elle se mord l’intérieur d’une joue ; ainsi, l’anxiété lui pèse moins. Elle ne sait que penser de l’avis de cette Manticore. Oh, pour sûr, elle ne doute pas du choix délibéré des dieux ; mais la découverte de son pouvoir a ébranlé ses certitudes. Pourquoi elle ? Pourquoi cette puissance ? Quel événement les a décidés à agir ainsi ?
Et pourquoi maintenant ? La réponse pourrait ne jamais venir. Neferet s’attarde un instant sur les bandages qui recouvrent ses mains. Secoue la tête en fermant les yeux ; même ses propres lignes ne sauraient lui apporter un verdict satisfaisant. Elle lève le menton, pour adresser un sourire à celui qui marmonne en contemplant son verre.
« Si vous le dites. », souffle-t-elle.
L’Écorchée n’est pas si exceptionnelle, de son propre avis. Elle a laissé son entourage construire son image de mystique, femme intouchable marchant parmi les songes. Derrière, il n’y a que Neferet. Et peu d’entre eux ont voulu la voir ; sans doute parce qu’elle représente moins d’intérêt, moins d’étrange, moins de fantasme. Une fille ordinaire au visage défiguré. Elle-même a fini par l’intégrer. À préférer cette Voyante désormais évaporée.
Des pas résonnent contre le haut plafond du temple. Sandales en cuir, au talon plat. La servante frotte ses pieds nus contre le sol, puis se redresse. Époussette d’une main sa robe effleurée par l’aube. Entremêle à nouveau ses doigts fins derrière son dos. Se tient prête, rigide, quand un scribe au derme glabre et vêtu d’une simple toge de lin entre sans frapper. Un petit homme au pas vif et au front ridé. Son visage s’éclaire d’un sourire lorsqu’il croise l’apparition assise sur le banc.
« Sire Nakhti ! Nous avions hâte de vous rencontrer. Veuillez excuser le seigneur, il avait une autre affaire importante en cours. »
Il salue la bête d’un signe de tête confiant. Derrière lui, Neferet n’est plus qu’un spectre. Un élément du décor. Tel est le rôle qui lui a été attribué, en partie. Elle demeure silencieuse, les paumes moites. Inspire. C’est bientôt terminé, pense-t-elle.
« Voulez-vous bien me suivre, s’il vous plaît ? », questionne l’importun.
Elle adresse un regard entendu à Semet, lui intimant en silence d’opiner sans discuter. Après tout, il n’est qu’un invité.
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