Un sourire narquois se forma sur les lèvres du légionnaire. La reprendre en lui disant qu’il n’avait jamais sous-entendu être impressionné était très tentant, mais il s’en abstint. À chacun de leurs échanges il était toujours plus surpris qu’un officier de l’armée veuille d’une femme pareille à son service. Cela ne l’aidait pas à croire en le bien fondé de ses propos. Fort heureusement, il eut bientôt une certaine paix lorsque la fatigue eut raison de l’Humaine, qu’il surveilla pendant son sommeil. Aux rayons du soleil, sa beauté était plus évidente encore qu’elle l’avait été quelques heures plus tôt, et Valerius s’en trouvait presque hypnotisé. Quel dommage que sa personnalité ne soit pas accordée aux traits de son visage.

Aeneas finit par revenir, seul, mais avec une lettre en mains. Il expliqua que ce n’était pas le Tesserarius qu’il avait rencontré, mais une représentante qui lui avait demandé de transmettre ce mot. Il était scellé de bleu, la couleur des maisons nobles. Valerius défit le sceau et déplia la lettre, la lisant en silence. Une fois. Une deuxième fois. Une troisième fois. Les consignes étaient pourtant claires : la lettre attestait de l’appartenance de ladite Lycoris de Sombresang au service du Tesserarius Aulus Tullus Thrasea, et réclamait du légionnaire sa libération immédiate. Pourtant, quelque chose le dérangeait, et il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

Le Cerbère observa sa captive en silence, la dévisageant du regard à la recherche d’une réponse qu’elle ne lui donna pas. Il replia ensuite la lettre, la tendit à Aeneas et le remercia de son aide en le priant de disposer, ce qu’il fit. Ne restèrent à nouveau dans la pièce que le légionnaire et sa prisonnière sur le point d’être libérée.

« Bien sûr. »

Si la réponse se voulait polie, le ton n’y était pas. Valerius ne savait pas quoi penser, il ne savait même plus comment se comporter. Il avait ravalé sa fierté, et s’approchait à présent du lit, dague en main, pour trancher les liens qui entravaient la copiste.

« Je vous présente mes plus sincères excuses. Vous êtes libre. »

Une fois les liens tranchés, il lui tendit la main afin de l’aider à se relever, tout à fait prêt à l’éventualité qu’elle refuse.

« Soyez prudente, je crains que le saignement de votre gorge n’ait repris. »

Le légionnaire agrippa la main de la copiste quand celle-ci perdit l’équilibre, faisant un pas vers elle pour passer son bras libre dans son dos afin qu’elle ne tombe pas, puis accompagna sa chute sur le lit du mieux qu’il le pouvait. Une pointe de culpabilité put se voir brièvement dans son regard en voyant l’état affaibli de l’Humaine, mais il la dissipa vite, sous le prétexte qu’elle s’était avancée seule vers le fil de la lame. Les coupures sur sa propre main témoignaient qu’il avait même fait son possible pour qu’elle ne s’entaille pas plus profondément encore.

Si la demande de la jeune femme ne l’étonna pas dans un premier temps, la précision de la suite lui fit lever un sourcil un instant. Il ne lui fallut toutefois que quelques secondes pour se reprendre, convenant qu’il n’était pas à lui de juger quoi que ces mots aient pu impliquer. Après tout, elle avait tout de même œuvré pour lui jusqu’à une heure avancée de la nuit, impliquant que Thrasea lui confiait des missions confidentielles. Sans doute avait-elle acquis une confiance assez forte de celui-ci pour qu’il l’accepte dans sa suite. Il était tout à fait possible, aussi, qu’elle soit son amante. Et qui était-il pour questionner les pratiques de son supérieur ?

L’espace d’un instant, le légionnaire se dit que le Tesserarius avait tout de même beaucoup de chance. Puis avec un amusement qu’il tenta de cacher, le picotement dans sa main meurtrie lui rappela que ce n’était peut-être pas le cas.

Valerius acquiesça en silence, adressa à la jeune femme un salut militaire, puis quitta la pièce. Lorsqu’il revint, il était accompagné de trois légionnaires, deux Humains et un Draconide, qui saluèrent formellement l’objet de leur présence puis allèrent l’attendre à la sortie de l’infirmerie.

« Vous n’avez qu’à leur dire où vous souhaiter aller ou simplement les guider, ils vous emmèneront. »

Le Cerbère tenait la porte ouverte pour l’Humaine.

La porte contre laquelle Valerius était à présent acculé l’empêchait de s’éloigner plus, et il sentait l’ongle du doigt avec lequel elle l’accusait passer à travers de sa tunique pour s’enfoncer dans son torse. Décidément, en sa présence il valait mieux être équipé. Il tâcherait de s’en souvenir pour la fois prochaine, si fois prochaine il y avait. Et vu comment leur relation avait commencé, le Cerbère n’était pas certain de le vouloir.

Dans sa colère, les pensées de l’Humaine étaient un tourbillon d’informations brutes que le légionnaire n’arrivait pas à déchiffrer. Il en saisissait quelques bribes, tout au plus. Principalement qu’elle ne souhaitait pas attirer l’attention. Ce qui venant d’une personne proche d’un officier était étrange. Mais si elle était en mission confidentielle, cela pouvait s’expliquer. Enfin, il le comprenait. Il se retint de lui dire que dans une forteresse militaire, la présence de trois soldats accompagnant une femme n’attirerait pas tant l’attention qu’elle semblait le croire, se contentant d’attendre qu’elle se calme.

Un calme relatif sembla lui revenir tandis qu’elle se faisait autoritaire. Raison de plus pour qu’il ne croit pas à sa fonction de copiste, mais il avait arrêté de compter à ce point. Toutefois, sa remarque tira un sourire en coin au légionnaire, presque moqueur.

« Vous pensez m’intimider en me menaçant de révéler à votre supérieur que vous vous êtes blessée en résistant à mon arrestation ? Vous croyez vraiment que parce qu’un sceau m’affirme que vous êtes bien celle que vous clamez, je n’assume plus mes actes ? Vous étiez suspecte, vous avez fui. J’ai fait mon devoir et je le referais. Si vous le voulez, je lui en parlerai en face. »

Le Cerbère n’avait pas bougé. Il était toujours au bout de ce doigt, adossé à cette porte. Pourtant, il semblait presque… plus grand ? Son regard s’était vidé de toute émotion, tout comme son visage. Il surplombait l’Humaine de toute sa stature et de toute son autorité. Valerius Ancilia ne se laisserait pas menacer ni dicter sa conduite par une copiste de Celeia dans sa cité.

« Mais puisque vous le désirez, soit. Je vous conduirai à la suite du Tesserarius, en signe d’excuses. »

Son visage avait repris forme, les couleurs de la légèreté. S’il ne regrettait pas d’avoir bousculé un suspect, il regrettait d’avoir blessé une innocente. Et c’était pour s’en excuser qu’il l’invita à le rejoindre en selle une fois qu’il fut monté à cheval après avoir congédié l’escorte.

Valerius avait vidé l’étrier pour laisser la jeune femme y mettre le pied qui lui donnerait un appui pour monter. Avec la fatigue, la perte de sang et sa condition de femme, il s’attendait à ce que la montée à cheval soit bien plus ardue pour elle qu’elle ne le fut. Il aurait pu être surpris, mais à ce stade il ne l’aurait probablement pas été quand bien même des ailes et des cornes poussaient sur le crâne et le dos de la copiste. C’était peut-être lié à la fatigue, ou peut-être que plus rien ne pouvait l’étonner la concernant.

Quand il eut vérifié qu’elle était bien installée, et qu’elle lui donna les instructions, il talonna doucement sa monture pour la faire avancer au trot, à une allure assez faible pour ne pas risquer de perdre sa passagère. Il sentait d’ailleurs le front de celle-ci contre son dos, mais il n’en fit pas cas, un léger sourire sur les lèvres. Il s’amusait à croire que c’était l’idée qu’elle avait depuis le début, et que la précision qu’il ne porte pas d’armure n’avait pour but que de rendre le dos du légionnaire plus confortable afin qu’elle puisse s’y reposer. Il ricana, brièvement.

Le trajet se fit sans réelle encombre, bien qu’ils attirèrent les regards, bien plus que si elle avait été escortée par trois légionnaires. Il était après tout une figure connue au sein de la cité-forteresse, et la présence d’une femme à cheval derrière lui, qui plus est se reposant sans gêne contre lui, avait de quoi faire parler. Mais personne ne vint les déranger.

Une fois l’hôtel en vue, Valerius jeta un regard par-dessus son épaule pour voir ce qu’il en était de la copiste. Elle semblait dormir paisiblement. Il fit donc un détour et passa par les rues longeant la mer afin de respirer l’air marin, et d’accorder à sa passagère un peu plus de sommeil. Puis, lorsqu’ils arrivèrent devant la bâtisse, il marqua encore quelques instants, et prit le temps de l’observer avant de tourner de nouveau sa tête vers l’Humaine.

« Nous y sommes. »

La main de Valerius effleura celle de Lycoris, mais il ne fut pas assez rapide pour la saisir avant qu’elle ne tombe de selle. Une pointe d’inquiétude était visible dans son regard avant qu’un grognement de la jeune femme ne le rassure qu’elle était bien envie. Puis, avec cette vision de la sauvageonne d’hier allongée au sol, sanglante et grognant, le constat que sa chute avait été assez amusante lui vint à l’esprit en un sourire qu’il camoufla en lui tournant le dos pour descendre du cheval. En une inspiration, cette expression moqueuse fut domptée et effacée.

Le légionnaire tira d’une sacoche du cheval un mouchoir, et s’en servit pour essuyer le sang sur le menton de la copiste avant de le nouer autour de son cou pour ralentir le saignement.

« Vous êtes très pâle. Restez tranquille, laissez-moi faire. »

Agenouillé devant elle, il saisit son bras, le passa derrière sa nuque, puis la souleva du sol pour l’emmener jusqu’à l’entrée de la somptueuse bâtisse. Une fois à l’intérieur, il s’approcha du comptoir et de la personne qui était derrière.

« Bonjour ! Je cherche Meredith de Sombresang. Comme vous pouvez le constater, c’est assez urgent. »

Le légionnaire s’était retourné immédiatement après avoir entendu la voix. Il ne cacha pas le sourire qui apparut au coin de ses lèvres en en voyant l’origine. Tout au long du trajet jusqu’ici, il s’était questionné sur ce qui pouvait l’attendre ici, et il avait imaginé bien des choses, mais aucune telle que la créature qui s’approchait de lui. À vrai dire, il n’était pas déçu.

Cette Meredith ressemblait beaucoup à la sauvageonne qu’il portait dans ses bras, si ce n’était la couleur de sa peau et la tenue qu’elle portait. La similitude était visible jusqu’à l’expression qu’elles arboraient, et avec un peu d’imagination le soldat imaginait parfaitement la copiste se tenant debout devant lui avec la même attitude et la même tenue.
Si seulement elle avait porté la même tenue dès le départ, la nuit aurait semblé moins longue.

Sans un mot, puisqu’elle n’en prononça aucun, Valerius suivit la jeune femme lorsqu’elle lui en fit signe à travers une porte, puis dans un couloir jusqu’à arriver dans une chambre. À la demande de la Sombresang sombre, il déposa la Sombresang claire sur le lit présent, la blottissant aussi chaudement que sommairement dans la couverture qui le recouvrait.

« Sauf votre respect, vous devriez faire quérir un soigneur maintenant. Sa plaie s’est rouverte, et elle a perdu une certaine quantité de sang. Je peux tout à fait vous raconter ce qu’il s’est passé une fois que l’on se sera assuré de son état. »

Valerius haussa un sourcil en voyant apparaître la dénommée Ceara, aussi surpris de sa rapidité que de son comportement. Dire qu’il avait, en quelques heures, vu plus de femmes étranges qu’au cours de cette dernière année entière ne serait pas forcément exagéré. Réflexion faite, dire qu’il ne voyait pas non-plus tant de nouvelles femmes que ça ne serait pas nécessairement faux non-plus.

Laissant la criarde s’occuper de la sauvageonne, le légionnaire suivit l’autoritaire jusqu’aux cuisines et l’observa en silence se servir elle-même sur les étagères, profitant de la chaleur qui lui tira un fin sourire de satisfaction. Une partie de lui était étonnée que la dame ne demande pas aux servantes de s’occuper d’elle, une autre trouvait cela logique qu’une femme forte et indépendante comme elle se serve d’elle-même. La combinaison des deux le laissait planter là à attendre simplement, jusqu’à ce qu’elle s’assoie et qu’il prenne place face à elle.

Savoir comment approcher la question n’était pas aisé, aussi peu aisé que de savoir comment s’adresser à son interlocutrice. Il n’avait pas l’habitude de traiter avec les personnes ayant leur propre sceau, et ne savait jamais s’il devait leur parler avec respect, autorité ou simplement. Devait-il même lui faire part de ses doutes vis-à-vis de la position de Lycoris ? Probablement pas.

Le Cerbère se cassa une miche de pain sur laquelle il étala du fromage de chèvre et en prit une bouchée, gardant un œil intéressé sur la viande séchée qui ne tarderait sûrement pas à suivre, puis entama son histoire.

« Votre cousine se promenait cette nuit dans les couloirs menant à la salle des archives. Quand j’ai voulu la raccompagner à ses quartiers, elle a pris la fuite puis s’est défendue quand je l’ai retrouvée. Je vous avoue que je peine encore à savoir pourquoi la copiste d’un Tesserarius agirait ainsi. »

Le légionnaire avait mis en évidence sa main bandée, puis reprit une bouchée de pain.

Le Cerbère écoutait l’Humaine parler de sa cousine avec un mélange de tristesse et d’amusement. Malgré le manque imposé par la privation d’un père bien trop tôt à son goût, lui n’avait jamais manqué d’amour et plaignait ceux qui n’avaient jamais eu cette chance. Mais il se plaignait aussi parfois de n’avoir pas pu, certains diraient pas voulu, vouloir en profiter plus. La mort de son père remontait à quinze ans maintenant, et pourtant il en subissait toujours les conséquences. S’il avait eu son mot à dire, il ne serait sûrement jamais devenu légionnaire.

Pourtant il excellait à cette profession. Il connaissait ses limites, il avait appris à accepter les difficultés et à les surpasser, et il savait obéir aux ordres. Il était finalement l’exact opposé de la sauvageonne qu’il avait transportée, et quelque part il en était rassuré. Il haussa cependant le sourcil lorsqu’une information qui n’aurait certainement pas dû lui parvenir fit écho dans son esprit. Pourquoi une copiste aurait-elle l’habitude de donner des ordres ?

La première réaction du légionnaire aurait été d’assurer à la belle dame qu’envoyer sa cousine s’excuser n’était absolument pas nécessaire. Cependant, au fil de ses découvertes au sujet de la Sombresang au teint clair, son cas l’intriguait toujours plus. Cette présentation que Valerius imaginait déjà visiblement forcée et pénible pour son actrice serait une ultime occasion de tirer toute cette histoire au clair, ou de l’enterrer pour de bon.

Un sourire qui se voulait bienveillant se dessina sur ses lèvres lorsqu’il termina sa tartine de fromage, et il s’empressa d’avaler ce qu’il avait en bouche pour pouvoir lui répondre.

« Ne vous en faites pas, vous n’êtes pas les pires gens de la capitale que j’ai pu rencontrer. »

Si son sourire était presque convaincant, son regard en disait long.